UNE ENFANCE À BORD

Christine VAN ACKER

Christine VAN ACKER

Extraits de Bateau-ciseaux, de Christine Van Acker, Esperluète éditions, 2007. Avec l’aimable autorisation de l’autrice et des éditions Esperluète.

J'ai trois ans, plus peut-être.
Dans la toute petite cabine du bateau, en bois d'acajou et aux cuivres astiqués, je marche à quatre pattes sur un tapis rouge qui ignore tout de l'Orient et des courants aériens.
À ma gauche, l'escalier de trois marches qui mènent dehors, là où c'est si dangereux.
[...]
Le matin, quand mes parents sont trop occupés tous les deux pour me tenir à l'œil, je me ceins du harnais – bretelles et ceinture de cuir- et leur tends le crochet de la lanière qui, d'un côté, doit se boucler sur moi et, de l'autre, s'accrocher à un anneau. L'anneau, coulissant le long d'une corde tendue entre l'avant et l'arrière du bateau, me permet de circuler sur les écoutilles sans risque de noyade.
Je vais, je viens.
Pas moyen de tourner en rond.
[...]
Penchée au-dessus de l'eau, je tends la main et touche presque les petites vagues du canal.
J'espère une vague plus haute.
Je lance des objets par-dessus bord : pantoufles, petits jouets en plastique dérivent. Trop tard !
Nous en repêchons d'autres, ballons, poupées, d'autres séparés.
Dans certaines régions, le bateau flotte sur un dépotoir à ciel ouvert, noir, puant, sans compter ce que tout le monde jette et qui, dit maman pour s'excuser de faire pareil avec autant de désinvolture, va, de toute façon, au fond.
[...]
On avance vite. Un bateau de trente-huit mètres, ça ne s'arrête pas comme une voiture. [...] La lenteur n'est qu'apparente, la marchandise est attendue au port.
On avance.
Aubervilliers, Viry-Châtillon, Landrecies, Les Etoquies, Catillon, Monsein, Compiègne, La Ferté, Soissons... une famille de villes, de magasins de passage, des accents, une résonance d'enfance.
*****
Le soir, quand le bateau est amarré, maman guide papa pendant qu'il tente d'orienter correctement l'antenne de la télévision.
-Oui...Là...Là ! Là...c'est bon ! Tourne encore un peu, reviens, non ! De l'autre côté...Oui Là ! Là ! Bouge plus ! Stop !
C'est une autre nuit, le moteur tourne encore.
Quand nous croisons d'autres péniches, nous avançons dans un grand trou noir parsemé d'étoiles jaunes, vertes, rouges...
Papa devine, se souvient plus qu'il ne voit la berge. De temps à autre, il vérifie, allume brièvement le phare pour ne pas éblouir les voitures qui longent le fleuve.
La salle des machines est toute vibrante et pourtant ça ressemble au silence puisque c'est la nuit.
Avant d'aller, seule, dans mon lit, pendant que les adultes travaillent encore, j'enfonce mon nez, mes lèvres, mes yeux, mes oreilles, dans le giron de maman.
Ça siffle.
Je me réveille.
Le paysage se déroule pour moi seule au bout du lit, de l'autre côté de la fenêtre.
Le moteur berce. Je ne l'ai entendu démarrer très tôt ce matin.
Je suis petite.
Ce qui se passe là-bas n'est pas pour moi.
*****
Si la couleur du canal le permet, on fait tous un plongeon pour se rafraîchir, papa, moi et le chien. Pas maman, la seule qui ne sait pas nager et la seule qui ne tombera jamais à l'eau.
Dans les ports, le grondement des hauts-fourneaux, la pestilence des fumées d'usines, l'eau noire dans laquelle il ne nous viendrait pas à l'idée de tomber.
Des paysages loin de ceux des cartes postales que ma tante nous envoie en provenance de la dune du Pilat, du Mont-Saint-Michel, du cirque de Gavarnie...
À l'avant, j'écoute.
Nous sommes sur une rivière étroite qui serpente et c'est impossible de deviner si un bateau va déboucher d'en face. Mon père corne, j'écoute...Personne ne répond, je signale qu'on peut y aller.
De là où je suis, détachée du cœur du bateau, les trépidations du moteur sont plus sourdes.
Figure de proue, j'écoute le vent, les oiseaux, l'eau, ses petites gifles contre le quai, les sifflements des gens sur la berge.
Les pêcheurs nous montrent du poing.
L'eau s'ouvre à l'étrave, glisse le long des bordails, se rejoint à l'arrière dans un autre mouvement mousseux, bouillonnant, avant de retrouver la quiétude poissonneuse.
J'observe les poules d'eau, les terriers des rats musqués. La rivière est boueuse, il faut rester au centre, ne pas s'envaser.
Quand le bruit est trop gênant ou quand ils sont trop loin, mes parents se parlent avec les mains. Chaque geste a son sens, un code rien qu'à eux deux.
Quand c'est un endroit risqué avec beaucoup de navigation, avec des grandes vagues, maman prépare la valise avec les papiers importants, l'argent hollandais, le français, le belge, quelques vêtements si jamais...
Comment papa a-t-il pu reconnaître de si loin ce bateau qu'il va croiser ?
Il y a un bouton blanc, dans la timonerie, pour appeler maman, occupée plus bas, dans la cabine.
Elle file à l'avant, l'autre batelière aussi et, marchand sur le plat-bord, elles se racontent leurs lieux de destination, le temps d'attente pour obtenir un fret, les avaries, la vie, quoi !
Les chiens courent et dérapent en s'engueulant.
-Tu manges avec qui, avec papa ou avec moi ?
Pendant que l'un conduira, l'autre mangera. Malgré la promiscuité de ces quelques mètres cubes habitables, c'est au repas, lorsque le trio est incomplet, lorsqu'il n'y a plus rien à faire que manger, que se loge la véritable intimité.
*****
Je guette le moment où l'on va apercevoir la petite lueur de la sortie.
On avance sous un long tunnel sombre, amarrés les uns derrière les autres, moteurs éteints, menés par un « toueur » dont on entend la chaîne qui remonte du fonds de l'eau et lui permet s'avancer.
Les femmes ont le temps de faire des crêpes. Certains profitent de l'acoustique, jouent de l'accordéon, de l'harmonica, d'autres tapent les cartes.
J'adore cette nuit dans la journée.
*****
Pour conduire, je monte sur un petit banc. Mes yeux arrivent à la hauteur de la fenêtre. Il y a même des essuie-glaces sur les vitres de la marquise.
Papa est assis sur le banc. Il écoute Europe 1, Pierre Bellemare et ses histoires extraordinaires.
Ce sont mes petits bras qui entourent le macaron et font avancer le bateau. J'en suis fière.
Regardez-moi, enfants d'à terre, vous ne connaîtrez jamais ça !
Discrètement, papa fait les manœuvres, rectifie la direction quand je zigzague, m'indique les endroits qu'il faut éviter pour ne pas se retrouver « à sec ».
Sur un bateau, il vous est très vite demandé de participer au travail des adultes. Vos petites mains sont bien utiles pour aider.
Il faut commencer tôt.
On ne s'improvise pas batelier.
À dix ans, je mène ma barque.
Petite pousse pas encore rebelle qui touche du bout des doigts une part de ce que son père sait, mais pressent déjà que ce ne sera pas pour elle.
*****
Je n'aime pas les gens postés sur les écluses, sur les ponts, nous observant, attraction gratuite du dimanche.
Les bateliers se méfient des gens d'à terre, pas honnêtes, pas fiables, pas solidaires, pas comme eux.
Je me terre dans la cabine, ferme les petits rideaux à petites fleurs des petites fenêtres. Je ne veux pas de leurs rêves à cinq sous, de leur émerveillement face à la « maison qui bouge ».
Je ne les aime pas.
J'aimerais être à leur place.
Je disais : « Quand je serai grande, je vivrai dans un appartement et je ne me marierai pas. »
journée Stevenson
L’univers de la batellerie et le quotidien des bateliers au 19e et au 20e siècle racontés à un siècle de distance par l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson et l’autrice belge Christine Van Acker, deux voyages au fil de l’eau, à bord d’une péniche ou d’un canoë, sur les canaux du Nord et d’ailleurs…
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