ÉLOGE DE LA BATELLERIE

Robert Louis Stevenson

Robert Louis Stevenson

Extraits de En canoë sur les rivières du Nord ( 1878) Traduit de l’anglais par Léon Bocquet

De toutes les créations des entreprises du commerce, une péniche est de beaucoup ce qu'il y a de plus agréable à considérer. Il lui est possible de déplier ses voiles, et alors on la voit voguer haut au-dessus des cimes des arbres et des moulins à vent, voguer sur un canal, voguer à travers les champs de blé vert : le plus pittoresque des amphibies. Ou bien le cheval marche d'un pas tranquille comme si nulle autre affaire n'existait au monde et l'homme rêveur au gouvernail voit le même clocher sur l'horizon, une journée entière. À ce train, c'est un mystère comment les choses arrivent à destination. Le spectacle des péniches attendant leur tour à l'écluse offre une remarquable leçon de la facilité avec laquelle on peut envisager l'univers. Il devrait y avoir beaucoup de gens satisfaits à bord des bateaux, car mener pareille vie c'est à la fois voyager et rester chez soi.
La cheminée fume pour le dîner à votre passage ; les berges du canal déroulent lentement leur paysage aux yeux contemplatifs ; la péniche flotte près de grandes forêts et traverse de grandes villes avec  leurs monuments publics et leur éclairage dans le soir. Pour le batelier, qui de sa maison mouvante voyage sans bouger de son lit, c'est absolument comme s'il écoutait l'histoire d'un autre homme, ou comme s'il tournait les pages d'un livre d'images, en quoi ses intérêts ne sont pas engagés. Il peut faire sa promenade de l'après-midi en un pays étranger, sur les berges du canal, et rentrer ensuite dîner chez lui, au coin du feu. 
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Certes, je préfèrerais faire métier de batelier à n'importe quelle situation au monde qui réclamerait une présence assidue dans un bureau. Il y a peu de professions, devrais-je dire, où l'on abandonne moins de sa liberté en échange de la "matérielle" assurée. Le batelier à bord – il est le maître de son bateau !- peut débarquer quand il lui plaît, rien ne peut le forcer à courir des bordées pour éviter un rivage éventé pendant toute une nuit de gel où les voiles sont rigides comme fer et, pour autant que j'en puis juger, le temps s'écoule pour lui aussi tranquille que le permet  le retour de l'heure du dîner ou du coucher. On ne voit pas facilement pourquoi un batelier devrait mourir.
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De longues files de chalands, l'un derrière l'autre, s'alignaient au bord du canal. Beaucoup d'entre eux avaient un air fort pimpant et bien ordonné dans leur toilette de goudron d'Archangel, rehaussé de blanc et de vert. Certains portaient une brillante rambarde en fer et tout un parterre de pots de fleurs. Des enfants jouaient sur le pont aussi insoucieux de la pluie que s'ils avaient été élevés au flanc du loch Carron. Des hommes pêchaient à la ligne, par-dessus le plat-bord, plusieurs sous des parapluies ; des femmes s'empressaient à leur lessive ; et chaque chaland possédait son roquet, sans race, qui faisait office de chien de garde. Tous aboyaient hargneusement aux canoës, courant d'un bout à l'autre de leur bateau et passant ainsi la consigne au chien du bateau suivant. Au cours de cette journée de canotage, nous avons dû voir quelque chose comme une centaine de ces embarcations alignées l'une contre l'autre, ainsi que les maisons d'une rue. Et il n'y avait pas un seul de ces chalands dont le chien ne nous accompagnât de ses jappements. On croirait visiter une ménagerie ! observa "la Cigarette". 
Ces petites  cités, près des rives du canal, produisaient sur l'esprit bizarre impression. Elles ressemblaient, avec leurs pots à fleurs et leurs cheminées fumantes, leurs lessivages et dîners, à un fragment de la nature fixé dans le décor. Pourtant, si seulement le canal venait à se dégager en aval, les péniches l'une après l'autre hisseraient leur voile ou s'attelleraient à des chevaux et navigueraient au loin dans toutes les régions de France et le hameau impromptu s'éparpillerait, maison à maison, aux quatre vents du ciel. Quant aux enfants qui jouaient ensemble aujourd'hnui sur le canal de la Sambre à l'Oise, chacun sur le seuil paternel, quand et où pourraient-ils se rencontrer la prochaine fois ? 
Depuis quelque temps déjà, la majeure partie de notre conversation avait roulé sur les bateaux et nous avions projeté de passer nos vieux jours sur les canaux de l'Europe. C'est-à-dire de voyager on ne peut plus à loisir, tantôt sur une rapide rivière à la remorque d'un vapeur, tantôt attendant des chevaux de halage pendant des journées, à quelque point de jonction sans importance. On nous verrait agiter sur le pont, dans toute la dignité des ans, nos barbes blanches descendant jusqu'à nos genoux. Nous serions affairés au milieu des pots de peinture, si bien qu'il n'y aurait pas de blanc plus frais, ni de vert de plus belle émeraude que nos couleurs parmi toute la marine des canaux. Il y aurait des livres dans la cabine, des pots à tabac et quelque vieux bourgogne, aussi rouge qu'un coucher de soleil en novembre et aussi délicieux à respirer qu'une violette d'avril. Il y aurait un flageolet dont "la Cigarette", d'un doigté adroit, tirerait des accords attendrissants sous les étoiles ; ou peut-être, délaissant son instrument, élèverait-il la voix – un rien plus grêle que jadis et avec parfois  un chevrotement que nous appelerons, s'il vous plaît, une roulade naturelle- pour moduler une magnifique et solennelle spalmodie. 
Tout cela, ruminé dans ma tête, me fit désirer de me rendre à bord d'une de ces maisons idéales de la flânerie. J'avais surabondance de choix, tandis que je les côtoyais l'une après l'autre et que les chiens m'aboyaient aux chausses, me prenant pour un vagabond. À la fin, j'aperçus un brave vieux et sa femme qui me regardaient avec intérêt. Je leur souhaitai le bonjour et m'arrêtai à côté de leur bateau. Je commençai par une remarque sur leur chien, qui avait une vague ressemblance avec un pointer. De là, je glissai dans un compliment sur les fleurs de madame et de là dans un propos élogieux sur leur genre de vie.
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Les bonnes gens du bateau étaient ravis de m'entendre admirer leur condition. Ils comprenaient parfaitement, me dirent-ils, comment monsieur enviait leur sort. Sans doute monsieur était-il renté et, dans ce cas, il lui était possible de rendre un chaland aussi beau qu'une maison de campagne- joli comme un château. Et, ce disant, ils m'invitèrent à monter à bord de leur château flottant. Ils s'excusèrent pour l'aménagement de leur cabine. Il n'avaient pas été assez riches pour en faire ce qu'elle aurait pu être. 
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Comme  je continuais d'admirer, les excuses cessèrent et ces braves gens se mirent à vanter leur chaland et leur heureux état de vie, comme s'ils avaient été empereur et impératrice des Indes. Ce fut, comme ont dit en Écosse, une bonne audience et qui me mit de parfaite humeur pour courir le monde. Si l'on savait comme il est encourageant d'entendre quelqu'un être fier de son sort aussi longtemps qu'il se fait gloire de ce qu'il possède en réalité – je crois qu'on le ferait plus librement et de meilleure grâce.
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Peu après, le canal arrivé à sa dernière écluse se mit à décharger dans l'Oise ses maisons flottantes, de sorte qu'il n'y avait pas à craindre de manquer de compagnie. On retrouvait ici tous les vieux amis : la Deo Gratias de Condé et les Quatre Fils Aymon descendaient joyeux au fil de l'eau avec nos canoës. On échangeait des plaisanteries de circonstance avec le batelier perché sur les tas de bois qu'il transportait, ou le charreton enroué d'avoir gueulé sur ses chevaux. Et les enfants accouraient pour regarder par-dessus bord les pagayeurs qui passaient. Nous n'avions pas remarqué jusqu'alors combien les péniches nous manquaient, mais ça nous fit quelque chose de voir fumer leurs cheminées.
journée Stevenson
L’univers de la batellerie et le quotidien des bateliers au 19e et au 20e siècle racontés à un siècle de distance par l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson et l’autrice belge Christine Van Acker, deux voyages au fil de l’eau, à bord d’une péniche ou d’un canoë, sur les canaux du Nord et d’ailleurs…
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